WikiLeaks Reloaded: Les suites de la fuite

Le 6 décembre 2010

Plus que la transparence, WikiLeaks pose la question du fonctionnement de la machinerie diplomatique. Pour Jean-Noël Lafargue, cela vient renforcer un climat de méfiance généralisée. Retour en quatre articles sur le "CableGate".

Voilà, c’est fait, WikiLeaks a effectivement entamé la diffusion des centaines de télégrammes diplomatiques qui lui ont été transmis et, comme prévu, on s’affole un peu partout.

Les journaux qui ont accompagné l’opération se confondent en explications déontologiques ; la diplomatie mondiale est embarrassée mais s’affirme solidaire ; de nombreuses personnalités de la politique mondiale proposent la mise hors-la-loi de WikiLeaks et de ses responsables ; Élisabeth Roudinesco affirme:

[…] Il faudra trouver une parade à la sottise infantile des nouveaux dictateurs de la transparence.

Le politologue conservateur Thomas Flanagan, proche du premier ministre canadien Steven Harper, a carrément appelé au meurtre de Julian Assange sur CBC News; Bernard-Henri Lévy trouve “dégueulasse” le principe d’une transparence généralisée ; le gouvernement chinois a demandé à tous les journalistes du pays d’ignorer les nouvelles concernant WikiLeaks ou, a fortiori, émanant de WikiLeaks.

Les israéliens notent avec fierté que leur discours officiel et leur discours d’alcôves diplomatiques sont les mêmes — ce qui est tout à leur honneur mais explique peut-être, s’ils sont effectivement seuls à ignorer la règle du jeu diplomatique, qu’ils s’entendent si mal avec nombre de leurs voisins immédiats ; sans forcément mettre en cause les intentions de départ, Jean-Jacques Birgé se demande lui aussi à qui profitera in fine, le crime.

Les Guignols, sur Canal+, soupçonnent WikiLeaks de travailler pour la CIA en diffusant l’idée qu’il faut déclarer la guerre à l’Iran ; d’autres supposent que le but poursuivi est, plus modestement, d’obtenir une augmentation du budget de la CIA ou de la NSA ; d’autres au contraire ont l’impression que WikiLeaks fait une fixation morbide sur les États-Unis et se demandent pourquoi aucun document secret chinois, russe ou nord-coréen n’est publié par WikiLeaks (peut-être parce que c’est un tout petit peu plus difficile à obtenir ?).

Sur Twitter, Ron Paul, élu texan (républicain, tendance "paléo-libertarienne") à la Chambre des Représentants soutient WikiLeaks : "Dans une société libre, nous sommes censés connaître la vérité. Dans une société où la vérité devient une trahison, nous avons un gros problème."

Le problème n’est pas la transparence, mais la manipulation

Il faut dire que l’écueil sur lequel bute nécessairement WikiLeaks, ce n’est pas la question du trop-plein de transparence — puisque c’est sa raison d’être — mais celui de la manipulation : qui leur fournit des documents, et dans quel but exact ? Plus le site aura de succès et plus la tentation de l’instrumentaliser et d’en faire un outil de propagande sera grande.

Reste que personne, y compris parmi ceux qui en condamnent vigoureusement la divulgation, n’a contesté la validité des milliers de télégrammes échangés entre les États-Unis et leurs diplomates. Sur des forums divers, j’ai lu l’opinion de simples citoyens qui jugeaient scandaleuses les révélations opérées par Wikileaks : si un secret est secret, c’est qu’il y a une bonne raison à ça.

Avoir de l’empathie envers les diplomates et les barbouzes, exiger qu’on ne nous raconte pas ce qu’ils ne veulent pas nous dire, qu’on nous empêche de savoir ce qu’on nous cache, c’est un peu comme souhaiter que les milliardaires paient moins d’impôts alors que soi-même on ne gagne pas grand chose.

Je pense moi aussi que la raison d’État a toujours existé et existera toujours, et c’est précisément pour cela qu’elle n’a aucun besoin de notre soutien. Nos Etats doivent savoir que nous les surveillons, eux qui nous disent — rappelons-nous les débats qui ont entouré en France la loi Hadopi ou les questions de surveillance vidéo, de dépistage ADN et de fichage policier — que l’honnête homme n’a rien à cacher.

Je suppose que nos gouvernants n’ont rien appris, qu’il n’y a ici qu’une collection d’opinions de diplomates (Berlusconi se couche trop tard ; Nicolas Sarkozy est autoritaire ; Angela Merkel est pragmatique et peu fantaisiste ; …) et de secrets de polichinelle divers. Mais pour nous, public, il y a des enseignements à tirer, nous voyons peut-être un peu plus explicitement comment fonctionnent les choses : pendant leurs réceptions, les ambassadeurs américains essaient de piquer des cheveux à leurs invités afin de compléter les bases de données génétiques (et d’en apprendre sur la santé des personnes en question) ; la Chine est lasse d’être l’alliée de la dynastie Kim de Corée du Nord (ce que je trouve pour ma part rassurant) ; les Etats se refilent les anciens détenus de Guantanamo en négociant âprement le sort de ces pestiférés ; notre actuel président avait annoncé sa candidature aux États-Unis plus d’un an avant de l’annoncer aux français et de nombreux candidats aux gouvernements de pays comme la France ou la Grande-Bretagne défilent devant les ambassadeurs pour leur promettre qu’ils aligneront leur politique sur celle de l’oncle Sam.

Plus banal, on apprend que les employés des ambassades ont des rapports psychologiques sur les personnalités politiques qu’ils rencontrent : untel est naïf, tel autre est malade, tel autre réagit affectivement, etc.

Des maîtres du monde bien plus faibles que prévu

C’est Umberto Eco1 qui me semble avoir le mieux formulé le danger effectif que constitue WikiLeaks : en montrant que les diplomates américains ne sont pas mieux renseignés que la presse, les télégrammes révèlent surtout que les “maîtres du monde” sont bien plus faibles que prévu.

Certains en tireront comme conclusion qu’il doit exister des secrets encore plus secrets, ou que le “cablegate” est une manipulation. D’autres se demanderont quelle est la légitimité des maîtres du jeu géopolitique s’ils ne sont pas plus informés que les gens qui, tous les jours, lisent la presse gratuite dans le métro.

L’un dans l’autre, ce que tout cela renforce, c’est peut-être le climat de méfiance généralisée.

Nos parents ou nos grands parents croyaient à la bienveillance de leur banquier, de l’EDF, de la SNCF, du postier et de l’administration. Ils supposaient aussi que l’État se chargeait, par des moyens parfois douteux peut-être, mais nécessaires, de faire en sorte que l’on puisse dormir en paix : en secret, on infiltre les terroristes, on négocie des paix pour des guerres dont personne n’a entendu parler, on sauve l’économie des espions industriels, maintient l’économie à flot, etc. — vision des choses qui est largement véhiculée, amplifiée, fantasmagoriée par les fictions d’espionnage diverses et variées.

Pour beaucoup, la déception née de cette vague de révélations a été grande: le roi est nu; WikiLeaks suggère, en publiant les communications internes du pays le plus puissant et le plus influent qui soit, que ceux qui le gouvernent sont aussi dépassés que vous ou moi par le monde dans lequel nous vivons tous. Et cela ne ridiculise pas les seuls États-Unis, puisque nous comprenons facilement qu’il n’y a aucune raison que les autres pays soient mieux lotis. Or s’il est révoltant d’être gouvernés par le mensonge, il est insoutenable de constater que les mensonges dont on est victime sont dénués d’intérêt.

Le plus terrible secret, c’est qu’il n’y a pas de secret… L’autorité des Etats repose sur une collection de mythes (histoire, légitimité démocratique, principes philosophiques, puissance militaire, etc.). Si l’on ridiculise ces mythes, que reste-t-il ? Les réceptions de l’ambassadeur – publicité des années 1990.

Certains amis de WikiLeaks prennent leurs distances, soit par souci d’indépendance, soit parce qu’ils sont inquiets du changement de politique du site : documents publiés au compte-goutte, partenariats privilégiés et peut-être même, crises d’autorité — on murmure par exemple que le New York Times, puni d’avoir émis des critiques à l’égard de WikiLeaks, n’a reçu aucun document directement de la part de l’organisation et a dû se les faire fournir par un journal confrère.

Julian Assange, énigme au cœur des attentions

Le second péril qui guette Wikileaks, c’est la gestion de sa propre importance et la médiatisation de son porte-parole principal et fondateur (quoiqu’il se défende de l’être), Julian Assange. Finira-t-il par céder à de compréhensibles tendances paranoïaques ?

Il faut dire que l’étau se resserre un peu sur lui : sans domicile fixe depuis des années, il réside chez des amis ou des sympathisants de tous les continents, mais malgré le soutien officiel de l’Islande et de l’Équateur, la liste des pays qui peuvent l’accueillir semble appelée à se restreindre de jour en jour puisque la Suède a lancé un mandat d’arrêt contre lui pour viol — notion qui s’étend là-bas à certains rapports sexuels consentants —, mandat relayé par Interpol puis annulé provisoirement pour vice de forme.

Sa vie est un roman : né de parents acteurs itinérants (“in the movie business” dit-il), il a ensuite vécu avec un beau-père membre d’une secte new-age (Santiniketan Park Association) que sa mère a finalement fui avec lui et son demi-frère.

Julian Assange a eu une jeunesse anti-conformiste à tout point de vue, peut-être partiellement dramatique (la secte à laquelle appartenait son beau-père est connue pour sa maltraitance extrême des enfants). Il a fréquenté, dit-il, trente-sept établissements scolaires et six universités. Il est finalement devenu un membre respecté de la communauté des hackers en Australie, son pays natal, au sein du groupe International Subversives. On sait qu’il a été inquiété par la justice pour avoir piraté de nombreux serveurs — jusqu’à ceux de la Nasa — mais qu’il s’en est tiré avec une simple amende.

Son histoire est racontée dans le livre Underground: Tales of hacking, madness, and obsession on the electronic frontier, par Suelette Dreyfus (aidée par Assange lui-même pour la documentation), où il est représenté par un personnage nommé Mendax, adolescent d’une intelligence hors-norme tyrannisé par un beau-père demi-fou vivant sous plusieurs fausses identités…

Assange dit avoir été consultant en informatique à une certaine époque, aidant notamment la police de son pays à traquer les pédophiles. On n’est sûr ni de son âge exact (il est pudique à ce sujet mais on suppose qu’il est né en 1971) ni de son lieu de naissance (qui serait, selon lui, l’île Magnetic Island).

Certains croient savoir qu’il a les cheveux blancs depuis la dépression dans laquelle l’a plongé son divorce. D’autres se rappellent que dans la secte Santiniketan Park Association les enfants étaient tous teints en blond. Lui, prétend avoir été victime, à quinze ans, d’une mauvaise manipulation d’un appareillage électronique de sa fabrication.

En consultant son blog, toujours disponible sur archive.org, qui contient des bribes de réflexion sur mille et un sujets, on apprend qu’il s’intéresse à l’histoire (notamment l’histoire européenne et l’histoire des conflits), à la géopolitique et à l’espionnage, à la perception, à la programmation, aux sciences, peut-être à la science-fiction (il mentionne Kurt Vonnegut et évoque Philip K. Dick), aux religions et enfin, aux hommes qui ont lutté pour leurs convictions (il cite Zola et à plusieurs reprises Galilée et Voltaire).

PayPal a suspendu le compte de WikiLeaks en arguant que son règlement lui interdit de s'associer à des services hors-la-loi. Mais de quelle loi, de quel jugement est-il question ? Mystère !

Martyr de la liberté d’informer ?

Prêt à devenir un martyr de la liberté d’informer ? Pour l’instant, Julian Assange reste à de nombreux égards une énigme, mais il est bien parti pour devenir le plus célèbre “hacktiviste” qui ait jamais été.

On le dit peu, mais WikiLeaks est régulièrement victime de tracasseries techniques ou judiciaires : suspension du compte PayPal qui permettait de financer le projet, disparition des registres DNS (ce qui relie le nom wikileaks.org au serveur).

WikiLeaks est évidemment inaccessible dans de nombreux pays, tels que la Chine, le Vietnam, le Zimbabwe, la Thaïlande et la Russie.
Cette semaine, enfin, WikiLeaks a été victime d’une violente attaque DDOS (attaque par « déni de service distribué ») qui l’a forcé à migrer vers les serveurs virtuels d’Amazon — le géant de la vente sur Internet est aussi un acteur très important de l’hébergement « cloud » d’applications et de données — solution qui n’a pas duré longtemps puisqu’Amazon a patriotiquement rompu le contrat. L’hébergeur français OVH a pris le relais, mais vérifie la légalité du site sur le territoire, d’autant que le ministre Éric Besson appelle à ce que WikiLeaks soit non grata chez les hébergeurs français.

C’est, au passage, un beau test pour la démocratie française : nous allons enfin savoir si la Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique (LCEN) est, comme beaucoup l’avaient redouté, un dispositif pervers de censure et de déni de la liberté d’opinion et d’information sur Internet, ou le contraire2.

Une oligarchie qui se méfie de nous mais refuse que nous nous méfions d’elle

Assange, qui dit ne pas vouloir qu’on le pense obsédé par les États-Unis, a annoncé le programme pour la suite : les prochaines révélations devraient concerner les dirigeants des grandes banques, mais on parle aussi de documents concernant les milieux d’affaires russes. Sans doute faudra-t-il prévoir un gilet pare-balles, cette fois.

On peut juger que les dernières révélations de WikiLeaks sont décevantes, mais il n’en faut pas moins soutenir ce site, non seulement parce qu’il a des états de service très honorables (sans WikiLeaks aurait-on entendu parler du traité secret ACTA avant qu’il soit signé ? Aurait-on su que les journalistes de Reuters morts en Irak avaient été exécutés par l’armée américaine ?), mais aussi parce que nous jouons en ce moment même une partie très importante au terme de laquelle nous saurons si nous sommes toujours des citoyens, ou si au contraire nous ne sommes plus que les sujets passifs d’une oligarchie financière et politique qui se méfie de nous mais refuse que nous nous méfions d’elle, qui nous gouverne et refuse que nous la maîtrisions.

Article initialement publié sur Hyperbate.com

Illustrations: CC: armigeress, R_SH

  1. “Hackeurs vengeurs et espions en diligence”, Libération du jeudi 2 décembre 2010 []
  2. La loi LCEN exonère les hébergeurs de toute responsabilité vis-à-vis du contenu des sites qu’ils hébergent, mais cela a une contrepartie : si la justice juge le contenu d’un site illégal, c’est l’hébergeur qui a la charge d’en empêcher l’accès, faute de quoi il devient complice. Par ailleurs, on peut craindre que l’affaire du “cablegate” ne serve de prétexte à établir une censure légale du réseau. []

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