Liberté, je chiffre ton nom

Le 1 mars 2011

Couper Internet. Les exemples ne manquent pas avec la répression violente des mouvements de protestation en Tunisie, Égypte, Libye... Quelques propositions pour contourner la censure.

Internet aurait joué le rôle de moteur lors des révolutions en cours dans les pays arabes. Des thèses, plus ou moins convaincantes, tentent de cartographier l’impact de Twitter ou de prédire l’avenir politique du geek Wael Ghonim, devenu égérie de la dissidence numérique. Il faudrait peut-être renverser la perspective : garder aux hommes leurs actes, et à Internet sa fonction d’outil. Et si c’étaient en revanche les événements – et ce malgré l’incertitude qui les accompagnent encore aujourd’hui – qui réveillaient l’avenir de la liberté du web ?

Le paradoxe a voulu que, lorsque le pouvoir égyptien a coupé Internet au titre de la répression, ses citoyens ont redécouvert les modems bas débit ou activé le partage des dernières connexions encore en activité. Et par rebonds, les détournements offerts par un retour à la Low Tech ont bousculé les habitudes. Alors que l’action des Anonymous (selon leurs dires, groupe de « hackers on steroïds »)1 a prouvé sa limite dans le cas d’une censure à grande échelle, des applications peu connues, destinées à un public réputé initié, sortent du bois.

«Et par le pouvoir d’un mot» : aLiveIn

Faites un pas, ne soyez pas effrayés; c’est une révolution, pas un jeu d’enfants ! Bougez-vous ! Que la paix soit avec vous ! [Voice-to-Tweet, 11 février 2011]

Le 31 janvier, alors que la révolution avait commencé en Égypte depuis cinq jours et que le dernier opérateur Internet venait de cesser d’émettre, Google, Twitter et SayNow se sont associés pour lancer le service Voice-To-Tweet, qui permet, à travers des numéros internationaux, de laisser des messages vocaux repris non seulement sur Twitter, mais également sur AliveIn, entièrement dédié aux révolutions arabes.

Cette évolution technologique, qui permet de contourner l’absence d’accès à Internet, est, à elle seule, le fil émouvant d’échanges incertains. Quelques mots lâchés à toute vitesse depuis Le Caire, prières et discours prêchés au long cours via des lignes plus confortables aux quatre coins du globe, jusqu’aux youyous de la victoire.

C’est désormais, avec les violences et incertitudes de la situation libyenne, une des premières sources d’information à avoir attesté de bombardements de civils, via le fil AliveInLibya. Angoisse, souffles, colère : ce n’est pas seulement l’information partagée qui importe, c’est qu’elle prenne corps : les manifestants, leur entourage, y inscrivent une parole plus souple que les tweets2.

Peut-être parce qu’ils sont plus nombreux à pouvoir y avoir accès. Peut-être parce qu’ils ont moins peur d’y être reconnus, car les messages ne nécessitent pas de pré-enregistrer un profil. Peut-être parce que ce qui a d’abord été pensé comme une solution de repli a soudain permis de littéralement donner de la voix, de chanter, et, aussi, car la pudeur n’est pas de mise, d’appeler au secours la communauté internationale.

« …Bien au-dessus du silence… » : la crypto pour tous

The greater story of my life has been the story of a giant pendulum swinging back and forth along a metaphorical axis of desire.
[Moxie Marlinspike]

Quand la censure est forte et pour les dissidents les plus surveillés, ce système non chiffré n’est pas nécessairement une protection suffisante. Que se passe-t-il quand toutes les communications peuvent être interceptées ? Là encore, les révolutions en cours ont incité les hacktivistes à mettre à disposition leurs moyens de passer outre. Le hacker américain Moxie Marlinspike, aux dreadlocks aussi longues que ses talents de cryptographe qui lui valent parfois la curiosité des autorités, a développé un système de chiffrement des échanges voix et SMS par VOiP présenté aux États-Unis en 2010.

Il a choisi toute séance tenante de mettre son application à disposition gratuitement en Égypte, ce qui nécessitait une autorisation d’exportation et une mise aux normes pour fonctionnement local (il semble que ses efforts n’aient finalement pas servi, Moubarak ayant quitté le pouvoir au même moment).

TextSecure et RedVoice ont pour l’instant deux limites : il faut un accès de type réseau 3G ou Wifi et un terminal mobile compatible avec Android. Il est facile de sourire à l’idée qu’avec 3% d’utilisateurs mobiles utilisant Androïd au Moyen-Orient, ça ne sert à rien, ou à bien peu. C’est vrai. Mais en Chine, Androïd domine un  marché de 800 millions d’utilisateurs. Par exemple.

« Sur la mousse des nuages… » : détourner la Nébuleuse.

Engineers sometimes mystify what they do, as a form of job security. I prefer to make light of it, so more people will be tempted to give it a try. [Dave Winer]

Lorsqu’il s’agit d’imaginer comment contourner la censure à grande échelle, il faut aussi faire confiance aux pionniers : dépasser les barrières, ils ont eu cela dans le sang avant l’invention du Apple II (1977). C’est le cas de Dave Winer. Dave Winer fait partie de ces génies d’une ancienne génération, qui se définissent comme « entrepreneurs », sont politiquement libéraux, philanthropes et engagés, n’ont pas de Facebook même s’ils n’ont rien contre – et ne s’entendent pas forcément entre eux.

Dave Winer a un autre trait de personnalité très caractéristique des nerds : il est un peu parano sur la sécurité et la vie privée. Quand ce genre de personnage annonce qu’il faut créer des réseaux hébergés par le cloud (virtualisation des données, comme le EC2 Amazon et la version libre OpenStack) qui résistent à une panne ou censure localisée, il est tentant de le croire, même si on ne comprend pas tout.

Dave Winer

Il appelle ça des Fractional Horsepower News Networks : des réseaux d’information indépendants, qui ne pourraient être court-circuités que par un arrêt complet, international, des connections Internet, puisqu’ils sont délocalisés, immatériels. L’idée de détourner la nébuleuse pour y construire son petit coin de paradis (un serveur), dédié au partage d’informations et de connaissances3 accessibles au plus grand nombre sans contrainte technique majeure, a de quoi faire rêver. Et pas nécessairement que rêver. Dave Winer, « computer poet »,  est le père de deux petites inventions dont vous avez peut-être entendu parler : le podcast et le blog.

Aucune de ces technologies, prise isolément, ne peut avoir un impact suffisant sur la circulation de données ; de même qu’Internet ne garantit pas, hélas, une issue heureuse aux soulèvements en cours. C’est leur combinaison, leur multiplication, et leur articulation à d’autres mécanismes, dont le célèbre TOR4, qui peut permettre de contourner les grandes murailles des pare-feux et faire émerger la prise de paroles.

Avec l’avènement des révolutions orientales, Internet s’éprouve comme un eldorado pour la mètis, cette ruse chère à Ulysse. Et les chevaux de Troie, soudain, deviennent monture pour les ninjas.


crédits photo via Flickr: Encrypted VPN par Loppsilol [cc-by] ; Numbers by Pink Sherbet Photography [cc-by] ; Dave Winer par Joi Ito [cc-by] ;

Retrouvez les autres articles du dossier :
Les Anonymous dans l’agenda politique et Les Anonymous sautent sur Téhéran

  1. Les “Anon” agissent notamment en coupant l’accès à certains sites gouvernementaux par une attaque dite de déni de service []
  2. un tweet est limité à 140 caractères []
  3. sans le coût d’un bunker en Suède puisque la location se fait à partir d’1$ les huit heures, mais pourquoi pas pour relayer localement le contenu des bunkers []
  4. qui permet de localiser son IP n’importe où dans le monde par connexion à un serveur distant []

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