[ITW] Il était une fois Clearstream

Le 5 décembre 2011

L'enquête sur l'affaire Clearstream est disséquée dans "Manipulations", documentaire en six épisodes. Diffusé sur France 5 et doublé d'un webdoc, il explore 25 ans d'histoire et renouvelle le genre sur la forme. Rencontre avec son réalisateur, Jean-Robert Viallet.

Manipulations, c’est une série documentaire de six épisodes de 52 minutes diffusés sur France 5 et accompagnés d’un objet web. En plongeant au cÅ“ur de l’affaire Clearstream, ces films retracent 25 ans de scandales politico-financiers. Le réalisateur, Jean-Robert Viallet, auteur de La mise à mort du travail (prix Albert Londres 2010) a fait des choix de narration et de mise en images qui renouvellent le genre documentaire en s’inspirant du conte. “Il était une fois…”

Comment a débuté le projet Manipulations ?

Ce projet a commencé en 2008 lorsque le producteur, Christophe Nick, en a eu l’idée avec Denis Robert. Ils se sont rencontrés avant le premier procès, lorsque Denis Robert était au centre de l’affaire. Ils cherchaient comment raconter cette histoire. Au départ, ils sont partis sur l’idée d’une fiction avec Canal+ mais la chaîne s’est finalement rétractée car le sujet était un peu trop brûlant.

Christophe Nick est resté persuadé qu’il fallait s’intéresser à l’affaire. Pendant un an, il a financé le travail de Vanessa Ratignier, sans avoir aucune certitude sur la diffusion. Elle a donc suivi le procès au quotidien et a fait un très gros travail de défrichage pour éclaircir l’affaire, au-delà du duel Sarkozy-Villepin, qui était au centre de l’attention médiatique à ce moment-là.

Quant à moi, je suis arrivé un an après le début de l’enquête, au printemps 2010. France Télévisions s’était déjà engagé sur le projet. Vanessa connaissait parfaitement l’affaire, il fallait que l’on trouve comment la raconter.

Cette affaire nous fait plonger dans 25 ans d’une certaine histoire de France en traversant différents secteurs clés : la finance internationale, le commerce des armes, le pouvoir exécutif. Elle pouvait servir de révélateur pour raconter ces endroits du pouvoir auxquels on n’a jamais accès.

Comment raconter une telle affaire de manière visuelle ?

Au début, je trouvais qu’on avait déjà beaucoup entendu parler de l’affaire Clearstream. Je ne voulais pas faire un film de “talking heads”, exclusivement basé sur la mécanique interview-archives, interviews-archives, etc… Par nature, je préfère les films de séquences. Très vite, je me suis dit qu’il fallait mettre les journalistes à l’image, mais différemment. On a l’habitude de les voir à l’écran et ça m’excède : musclés, sur le terrain, mis en avant comme une espèce de semi-héros se confrontant aux “gens dangereux”.

“Le jus de crâne”

Au fond, le plus gros du travail de journaliste, c’est tout le “jus de crâne”, les hypothèses que l’on pose, les liens que l’on fait, les heures passées dans les documents, à rencontrer untel puis tel autre en essayant d’avancer dans l’enquête.

Dans Manipulations, les journalistes sont pourtant omniprésents.

Oui, ils sont tout le temps là, mais ils ne sont pas sur le terrain comme s’ils retournaient sur le lieu du crime en disant “c’est ici que ça s’est passé”. Ils sont dans la cabane de Pierre Péan en train de réfléchir à l’histoire, ou en situation d’interview. J’étais convaincu que l’histoire était si compliquée à comprendre qu’il fallait suivre le fil de leur enquête pour aider les spectateurs à suivre. Imad Lahoud vient d’abord, puis Gergorin et Rondeau.

Au fond, je vivais le même processus pendant que nous menions l’enquête. Nous avions une masse tellement colossale d’informations à digérer, intégrer, mettre en dynamique, à faire se croiser en cherchant les liens logiques ! Il fallait que le spectateur puisse, dans le film, faire cette même démarche, suivre ce même processus. Et puis j’aimais bien l’idée d’une unité de lieu, d’un endroit qui soit retiré de Paris, qui ne soit pas dans les brasseries parisiennes ou dans les dîners en ville.

On a donc deux personnages principaux, Pierre Péan et Vanessa Ratignier, auxquels s’ajoutent ensuite des protagonistes, dont certains sont aussi journalistes, comme Denis Robert. Le projet de départ plaçait Denis Robert comme personnage principal. Mais, à cause de sa mise en examen, il était devenu un protagoniste central dans l’histoire, ce qui rendait un peu compliqué l’idée de le mettre au centre. D’ailleurs pour re-raconter l’affaire Clearstream 1, qui a été effacée par l’affaire Clearstream 2, c’est très bien de l’avoir comme partie prenante pour le laisser partager son vécu.

Qui sont les autres journalistes ?

Des journalistes, il y en a d’autres tout au long des épisodes. Dans l’épisode consacré à l’affaire Karachi, il y a des journalistes extrêmement pointus sur le sujet, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme. Je voulais que ce soit aussi un film choral malgré les tensions dans le milieu, entre les uns et les autres, les inimitiés. Je voulais m’affranchir de tout ça et finalement l’ensemble des journalistes ayant enquêté sur ces affaires interviennent dans les films pour participer au récit.

Dans ce contre-pouvoir que représentent les différents médias, chaque journaliste d’enquête a amené ses propres pierres dans cette volonté de comprendre l’histoire. Vanessa Ratignier et Pierre Péan sont à part car ils maintiennent un fil rouge. L’idée n’était pas de refaire l’enquête mais de la raconter à nouveau. C’est exactement ce qu’il se passe quand Denis Robert nous emmène rencontrer Hempel (Régis Hempel est un ancien employé de la Cedel, ancêtre de Clearstream, et l’un des sources de Denis Robert, ndlr). Non seulement il s’agit d’un élément essentiel de son enquête mais leurs retrouvailles ne sont pas neutres et je les filme. Tous ces petits moments m’ont permis de sortir d’un pur film d’interviews et d’apporter autre chose.

Comment avez-vous travaillé, notamment pour les séquences entre Pierre Péan et Vanessa Ratignier ?

On se voyait très régulièrement, chez Pierre ou à Paris. Je filmais tout, systématiquement. Puis j’ai progressivement choisi de ne plus filmer que nos rencontres dans la cabane de Pierre. Face au récit choral, complexe, ces rencontres dans la cabane donnaient une unité de lieu, un repère, un phare au milieu de cette immense étendue qu’est l’affaire.

Ces échanges ne sont évidemment pas scriptés. En revanche, on lançait des discussions sur des sujets particuliers. Je m’effaçais derrière la caméra et eux continuaient naturellement à parler. Ça s’est fait tout au long de la durée du projet, soit un an et quatre mois. On a commencé à tourner en septembre 2010 et l’un des monteurs nous a rejoints dès le mois de novembre 2010.

Le montage se faisait en même temps que le tournage, tout au long de l’histoire. C’est un énorme travail d’atelier un peu délirant. Ce n’est pas du tout conforme aux habitudes : six semaines de tournage bien organisées puis ensuite trois mois de montage. Nous n’étions pas tout dans cette mécanique.

Au milieu de ce récit apparaît un personnage fort, étrange et surprenant : la narratrice. Pourquoi avoir fait ce choix ?

Le résultat peut être assez déstabilisant mais c’est une idée que j’ai eue très tôt, presque au moment où j’ai décidé de mettre en scène Vanessa Ratignier et Pierre Péan. Je savais que je ne pouvais pas passer à côté de la voix-off pour ces films, d’autant que pour certains passages, il n’existait aucune archive.
Par exemple, le premier film se concentre sur le récit de deux scènes dont il n’existe aucun image : un café entre trois personnes dont nous avions deux témoins (Imad Lahoud et Gergorin) et un dîner chez “Tante Margueritte” entre trois agents secrets et Imad Lahoud.

Les images dominent le son

Il fallait donc tenir 52 minutes à partir de rien et avec un récit complexe. La voix off était nécessaire ! Mais je voulais “élever” le niveau de cette voix, la sortir exclusivement de l’aspect “commentaire”. J’aurais en plus été obligé de recouvrir ces longues plages de voix d’archives ou de plans prétextes de Paris comme on le voit souvent. Je me suis dit que cette mécanique allait rendre mon montage fou et que cela produirait l’inverse de ce que je voulais : de la compréhension. Les images dominent toujours le son alors que je voulais justement créer de la concentration sur des moments clé de l’histoire, des bascules, donc sur ce que formulait cette voix.

J’ai donc choisi de mettre une narratrice à l’image. Elle n’a pas une fonction de journaliste, elle n’est pas un personnage de l’histoire. C’est une comédienne qui n’a qu’une seule et unique fonction : être une conteuse. Elle nous regarde en face et nous narre cette histoire. Elle est comme nous, c’est la seule personne du film qui s’adresse à nous, spectateur, et qui nous ramène dans l’histoire, qui nous confirme ce que l’on a compris ou qui nous précise ce qui nous a échappé.

C’était essentiel car plus les épisodes avancent, plus le besoin de concentration est important, plus l’affaire devient chargée, compliquée, il faut se souvenir de ce qu’il s’est passé avant, de petits détails…

N’y a-t-il pas un risque de rendre cette narration artificielle ?

Mon idée était justement de jouer la rupture, de décontextualiser la narratrice, de la filmer dans un décor symbolique et surtout pas réaliste. J’ai cherché où je pourrais la filmer, dans les archives du conseil constitutionnel par exemple ? Mais je ne pouvais pas la mettre dans un décor d’archives réelles, abritant potentiellement des secrets de la République. Elle serait devenue une sorte de détentrice de savoir alors que ce n’est pas son rôle.

“Le film que je vais vous raconter…”

Nous avons donc dépouillé le décor au maximum, allant plus direct : elle est là uniquement pour nous raconter l’histoire. D’ailleurs, le film commence textuellement par “Le film que je vais vous raconter…” Elle est là pour nous aider à avancer dans l’histoire et pour produire de la concentration. Et, quand elle apparaît à l’écran et qu’elle nous regarde, ça marche. Pourtant, il n’y a rien, rien sur la table, rien dans le décor, le jeu est minimum. Il y a juste un traveling avant ou arrière qui accompagne son récit.

Manipulations est construit comme un thriller feuilletonné en six épisodes, est-ce que, dans la construction du récit, vous avez été inspiré par les séries télévisées récentes ?

Ces dernières années, je n’ai pas vraiment eu le temps de regarder la télévision et j’ai regardé ma première série, “Breaking Bad”, au moment où on achevait le montage. Je voyais bien les ressorts et les mécaniques du récit. Au départ, il fallait faire un choix : soit faire des films complètement thématisés (“Clearstream 1″, “Les vendeurs d’armes”, “L’affaire des frégates de Taïwan”, etc.), un peu à l’ancienne avec des docus complètement indépendants les uns des autres ; soit on essayait de jouer la part de romanesque contenue dans cette histoire. Je viens du monde de la fiction, dans lequel j’ai travaillé 10 ans, cette deuxième solution me parlait donc forcément plus.

J’aime beaucoup travailler le documentaire sur ce principe du “Il était une fois…”. L’imposture joue un rôle central dans cette histoire, le romanesque était là. Je n’allais pas faire six films mais un seul et même film avec plusieurs structures narratives. L’architecture de base est celle de l’affaire Clearstream 2. Elle relie les six épisodes. A partir de cette grande trame, on repart dans d’autres épisodes de l’histoire via des flash-backs : les frégates de Taïwan, la campagne de Balladur en 1995, voire les périodes politiques des années 90 pour finalement revenir, 40 minutes plus tard, sur la trame principale qui oppose Lahoud et Gergorin.

Cette structure fonctionne sur les six films : un début sur Clearstream, un flash-back qui nous emmène dans d’autres questionnements puis nous ramène à Clearstream à la fin de l’épisode. Ce qui permet de jouer la dimension romanesque de cette histoire incroyable et de garder une dimension thématique dans chaque film.

Il y a, dans Manipulations, une distanciation face au réel. Est-ce un choix de se mettre à un autre niveau, celui d’une “époque” comme dans votre précédente série documentaire, “La mise à mort du travail” ?

Comment atteindre une vision macro, universelle ? C’est cette question qui m’intéresse dans La mise à mort du travail ou Manipulations. Le parcours de Pascal chez Carglass (dans “La mise à mort du travail”, nldr), que nous raconte-t-il du management dans les entreprises mondialisées ? Comment ramener un témoignage que l’on va saisir à quelque chose qui permette d’avoir une vision plus large ?

Forcément je défends un point de vue, un regard. Mais l’enjeu est d’arriver à éviter le didactisme, de ne pas donner des leçons de morale. Je ne voulais pas faire de La Mise à mort du travail un film militant, je voulais en faire un film implacable. Je ne suis ni politologue, ni historien, j’aime bien arriver à démontrer simplement quelque chose de manière efficace. C’est aussi une façon d’utiliser de façon subversive ce média qu’est la télévision.

Et puis la donnée “temps” est importante. J’ai la chance de travailler sur des documentaires d’enquête qui demandent des temps longs. Les personnages émergent, leur psychologie s’affine. Dans Manipulations par exemple, Imad Lahoud est un imposteur mais aussi un personnage “chaud”, sympathique. Gergorin, un vendeur d’armes, n’attire pas la sympathie, au début c’est un personnage froid, très difficile d’accès. Ce n’est qu’avec le temps que l’on arrive à découvrir ce qui se cache dans les replis.

Quelles sont vos sources d’inspiration pour ce mode de narration et la réalisation ? La fiction ? Le docu-fiction ?

La docu-fiction est un exercice très difficile. Très peu le réussissent. Je tire plus mon inspiration de la fiction. Côté docu, je suis un admirateur de Chris Marker. Je me souviens l’avoir découvert à 20 ou 22 ans. Je revenais d’un séjour en Afrique et je suis allé au festival “Cinéma du réel” à Beaubourg. C’était le début des années 1990. J’ai vu Sans soleil de Chris Marker, 30 minutes avec des photographies.

Il y a bien sûr plusieurs familles chez les documentaristes. Certains estiment qu’un film ne doit jamais comporter de voix off. Mais dans Sans Soleil, la voix off n’est pas un simple commentaire. Elle donne une autre dimension aux images et devient un élément de narration en soi. Je pense que la voix off doit prendre de la hauteur et aider à faire réfléchir les spectateurs.

En télé, la plupart des voix off sont hurlées, stéréotypées selon les schémas enseignés dans les écoles de journalisme. Dans La mise à mort du travail, la voix off était très différente dans sa diction et dans son écriture. C’est important que la voix off soit bien écrite. Elle devient un élément de langage fort. Je ne pense pas que le vrai documentaire se fasse sans voix off, uniquement avec des séquences qui s’enchainent. Chez Marker, la voix off est un ingrédient du récit fascinant.

On sent aussi un sens de la dramaturgie dans La mise à mort du travail et Manipulations.

La dramaturgie me paraît centrale dans le documentaire. Il ne faut pas la perdre de vue, mais il ne faut pas trop en faire non plus ! Un documentaire raconte une histoire, ce qui est d’autant plus vrai pour les sujets ou affaires austères, comme le travail ou Clearstream. Comment peut-on intéresser les spectateurs à une entreprise qui remplace des vitres de voitures ? Comment peut-on faire un film là-dessus ? La solution qui m’est apparue est la narration : raconter une histoire.

Mettre des documents en images

Dans le cas du journalisme d’enquête, il est difficile de raconter des histoires. La plupart du temps, les enquêtes sont rédigées comme un enchaînement de faits. Rares sont celles qui racontent véritablement une histoire, comme a pu le faire Denis Robert par exemple. Il a d’ailleurs été largement critiqué. Le format vidéo n’est pas le plus adapté aux sujets d’enquête. Comment travailler les documents que nous avions, par exemple les documents sur Rondot et Michelle Alliot-Marie ? Les mettre en valeur uniquement en utilisant des effets de style créés sur After Effect (un logiciel de création vidéo, ndlr) ?

Pendant un an, Vanessa et moi avons épluché les documents dans un bureau. Au bout d’un moment je me suis dit qu’il fallait les présenter de cette façon, en montrant le travail sur les documents et les documents eux-mêmes. Souvent, ils sont lus, ce qui renforce aussi la dramaturgie. La manière de filmer se veut sobre. Je n’éclaire jamais de façon artificielle les personnes interrogées. Le rapport est modifié, le lien est brisé quand on sort des éclairages. J’essaie de tirer profit de la lumière naturelle, une fenêtre ou autre. Il faut être le moins technicisé possible. Sauf avec la narratrice. Là, c’est une mise en scène assumée pour créer une rupture. Ces pratiques sont assez pragmatiques. En cherchant comment humaniser les personnages, j’ai compris qu’il valait mieux éviter les éclairages et prendre du temps.

Manipulations est-il un succès ?

Lors de la première diffusion, 470 000 spectateurs l’ont regardé. En termes de strict audimat, c’est moyen. Mais l’audimat n’est pas intéressant, il faut regarder le comportement des téléspectateurs : combien zappent ? combien restent ? De ce point de vue, c’est un succès : le nombre de téléspectateur reste à peu près stable tout au long de la diffusion.

Qu’avez-vous pensé du webdocumentaire qui a accompagné le film ?

Je le trouve d’autant plus réussi qu’il a été réalisé en urgence ! Nous avons eu l’idée au début de l’été. En septembre, le projet a été relancé avec David Dufresne et la société Upian. La production a commencé fin septembre. Ils ont pu travailler aussi vite en partie parce que le matériel documentaire était déjà réuni et que nous le connaissions bien. Nous avons organisé le contenu et David Dufresne et Upian ont défini scénarisé tout ça en imaginant un cheminement au coeur des documents qui met l’internaute à la place de l’enquêteur.

Le film et le webdocumentaire sont deux objets différents. Pour les réalisateurs du webdoc, la narration du film était linéaire, alors qu’elle ne l’est pas du tout pour un film ! L’addition des deux permettent de réaliser un document immense sur une affaire énorme. Le webdoc permet aussi d’interagir avec les internautes. Certains sont allés chercher ailleurs des informations pour compléter celles présentées en ligne, ils s’emparent littéralement de l’affaire. Ils font des aller-retour entre le web et le film. Il y a tout ce qu’il faut pour s’informer : librement avec le film, activement avec le web.


Photos et illustrations : dossier de presse France 5 ; Pandiyan [cc-bync] ; pepemczolz [cc-bync] via Flickr

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