Tous candidats à l’humanité

Le 1 mars 2012

Comme les précédentes, cette campagne présidentielle cherche à redéfinir le rôle de l'école. Avec des formules toutes faites. Pourtant : on arrose une plante, on dresse un animal, mais on éduque un humain. Car seul l'humain court le risque d'être inhumain. Non ?

Citation : « Ils savent bien que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité » - Spinoza

Dans le droit fil de la chronique précédente, tous les débats en cours sur l’école nous invitent aussi à nous interroger sur ce que « être humain » signifie, ce qui permet d’en faire un enjeu de grande portée politique au sens le plus noble du terme, en se gardant d’en rester à des revendications éclatées qu’il est toujours facile de dévoyer et noyer dans l’absence de réel espoir. Pourquoi nous, les humains, avons-nous besoin d’école, alors que n’importe quel animal porte dans ses gènes de quoi vivre et se reproduire ?

Jean-Jacques Rousseau remarquait qu’ « un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans ». Il est vrai qu’à la naissance l’être humain est le plus inapte à la survie élémentaire justement parce qu’il va devoir développer en lui tout ce que les générations antérieures ont créé de possibilités et de nécessités. Le petit d’homme va peu à peu les acquérir et ce, à l’extérieur du ventre maternel, dans un milieu culturel humanisant. Il ne cessera jamais de devenir humain.

L’humain est un devenir, jamais un être achevé. C’est bien pourquoi parler d’ « identité » à propos d’un humain c’est nier sa spécificité humaine. Il n’y a ni identité individuelle, ni identité sociologique, ni identité nationale. Car définir une telle identité, c’est déjà refuser toutes les potentialités de devenir autre, c’est fracturer l’humanité et alimenter les ignorances réciproques. Devenir autre que soi est le destin de tout humain, donc s’enrichir des différences c’est s’enrichir, et devenir différent de soi, à l’infini.

La seule façon d’identifier un humain, c’est reconnaître qu’il n’aura jamais d’identité. Ce n’est pas seulement une question d’humanisme et de citoyenneté, c’est une question de compréhension de soi et d’autrui. Pour un être humain, « être soi-même c’est toujours être autre que soi », selon la belle formule de Jean-Paul Sartre.

C’est bien pourquoi on arrose une plante, on dresse un animal, mais on éduque un humain. Il ne s’agit pas de former en lui une capacité à répéter, reproduire ce qu’on lui enseigne. Il s’agit certes de lui faire acquérir et intérioriser beaucoup de choses qui existent déjà, mais de le faire en développant en lui la capacité et le plaisir de chercher et inventer des choses nouvelles. Toute société moderne a besoin d’une telle créativité, laquelle ne peut se former toute seule. La vie familiale, les drames mêmes, contribuent depuis toujours à la formation d’une passion de créer. Mais à l’échelle d’une société, c’est bien le système éducatif qui peut y contribuer de façon décisive, et pour tous.

S’il ne s’agissait que de répéter, alors des logiciels, des ordinateurs et Internet y suffiraient. Certes, si les comportements animaux sont pour l’essentiel transmis génétiquement, les conduites humaines sont façonnées par l’intériorisation d’un patrimoine culturel. « Chaque génération éduque l’autre », écrivait Emmanuel Kant, mais il ajoutait aussitôt :

Il faut procéder socratiquement dans l’éducation.

Socratiquement, cela signifie qu’il ne suffit pas de montrer à l’autre quel chemin il doit prendre, mais il faut aussi former en lui la capacité à trouver le bon chemin, à tracer lui-même le bon chemin, à force de contradictions, d’étonnement, de prise de conscience de l’erreur, de désir d’en sortir. C’est en marchant, donc en tombant, que l’on apprend à marcher. Le patrimoine culturel n’est assimilé vraiment que par des pensées personnelles, des volontés de penser, des désirs et des plaisirs de connaître et de créer.

C’est là la découverte définitive des philosophes grecs de l’Antiquité comme Platon ou Aristote : il n’est de savoir qu’à partir d’un sens de la question. Or chacun de nous a dès l’enfance le sentiment d’avoir des réponses, et ressent avant tout un besoin qu’on donne des réponses. A l’adolescence, cela se manifeste tout particulièrement contre d’autres réponses (celles des parents par exemple). Il faut bien devenir soi-même.

C’est un moteur et un frein. Un frein car cela peut tuer la curiosité et tourner vers des activités non épanouissantes. Pour que cela devienne un moteur, il faut que d’une manière ou d’une autre le jeune entre en contradiction avec lui-même. Il se sentait plein, plein de réponses, et soudain ces évidences éclatent, elles se révèlent incohérentes, impossibles, leur volatilisation crée alors un vide, un vide dérangeant, un vide qui appelle à être rempli.

Alors il y a ce que les Grecs anciens appelaient l’étonnement, la contradiction avec ce que l’on pensait, ce qui crée le désir de remplir ce vide. Là où il y avait des réponses il y a désormais des questions, des désirs de nouvelles réponses, l’attente du plaisir de les découvrir. Voilà ce qu’un logiciel, un site internet, ne sauront jamais produire. Voilà ce qui rend l’enseignant nécessaire.

Avec, peut-être, pour référence, Pascal qui, dans la préface de son Traité du vide, écrivait que, “toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considéré comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.”Ou encore à Kant qui écrivait dans ses Réflexions sur l’éducation que, “l’espèce humaine doit, peu à peu, par son propre effort, tirer d’elle-même toutes les qualités naturelles de l’humanité. Une génération éduque l’autre.”


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni /-) ; Texture par Temari09 cc/Flickr

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